«L'intuition clinique n'est pas innée elle se travaille»

La troisième masterclass de diagnostic de la SSMIG a eu lieu les 7 et 8 novembre 2024. Comme l'année dernière, le thème principal était le «Diagnostic Reasoning». Le référent, le professeur Mathieu Nendaz, nous a accordé une brève interview sur l'incertitude diagnostique ainsi que sur les progrès technologiques et scientifiques dans le processus décisionnel.

Comment alliez-vous l’expérience clinique et l’intuition à la médecine factuelle pour poser des diagnostics et diagnostics différentiels de bonne qualité?

L'intuition clinique n'est pas innée elle se travaille. Elle naît de l'accumulation de situations cliniques intégrées dans un réseau de connaissances organisé dans la mémoire de manière à être immédiatement disponible en pratique (notion de scripts cliniques). Ces réseaux de connaissances peuvent inclure également des éléments de médecine factuelle même s'ils ne sont pas explicites. Cependant si on demande à un-e expert-e de dérouler explicitement son raisonnement il/elle peut être capable de faire les liens avec la médecine factuelle. Les deux aspects ne sont donc pas antinomiques mais sont plutôt l'expression de la manière dont les connaissances sont condensées et intégrées dans notre mémoire.

 

Comment gérez-vous les incertitudes en matière de diagnostic, notamment lorsque les symptômes et les résultats ne permettent pas de poser un diagnostic clair?

Il s'agit surtout d'intégrer l'incertitude comme un élément habituel dans un processus de raisonnement. La notion de probabilité d’un diagnostic en regard de la probabilité de complications de la maladie ou de l’efficacité et des risques d’un traitement peuvent aider à prendre une décision malgré l’incertitude. En pratique il est très fréquent de devoir débuter une prise en charge avant même d'avoir la certitude d'un diagnostic précis. La clé est dans l'analyse des risques et des bénéfices à prendre certaines décisions à un certain moment du parcours du patient, et à assurer une surveillance et un suivi permettant d'ajuster le diagnostic en fonction de l'évolution et de la réponse à un traitement donné. Il faut savoir reconnaître et admettre qu'une piste initiale n'était pas forcément la bonne si l'évolution n'est pas celle attendue. Dans tout ce processus le partage avec le patient ou la patiente est essentielle pour en faire un-e partenaire de soins.

 

De quels aspects faut-il particulièrement tenir compte dans la formation continue afin que les jeunes médecins puissent apprendre à poser des diagnostics de bonne qualité? Quels conseils donneriez-vous aux mentor·e·s cliniques et aux instructeurs et instructrices («teacher»)?

Une bonne formation au raisonnement clinique passe avant tout par l’opportunité d’expériences cliniques authentiques répétées et nombreuses, avec feedback constructif d'un superviseur. C’est ce qu’on appelle une approche socio-constructiviste. Ceci permet à l’apprenant-e de construire ses propres scripts de connaissances cliniques et à forger son identité professionnelle. Il est donc essentiel que les clinicien-es enseignant-es aient l’occasion d’observer leurs apprenant-es, qu’ils/elles leur permettent tout d'abord d'exprimer leur raisonnement, qu'ils/elles les impliquent dans la réflexion et qu'ils/elles leur donnent ensuite un enseignement ciblé et un feedback. Ce dernier est clé dans le processus d'apprentissage et doit se prodiguer dans un climat de bienveillance. Étant donné une capacité d’auto-évaluation souvent basse des apprenant-es, le feedback doit contenir tout autant des aspects positifs à poursuivre, que les apprenant-es n'avaient pas forcément repérés, que des aspects à corriger ou à améliorer. On a parfois trop tendance à vouloir d'emblée tout expliquer alors que cela ne répond pas forcément aux besoins précis de l'apprenant-e par rapport à une situation clinique donnée. Comme disait Montesquieu: «Les gens qui veulent toujours enseigner, empêchent beaucoup d'apprendre.» (Montesquieu Esprit des lois).

 

Comment ont évolué vos approches diagnostiques et processus décisionnels au cours de votre carrière, notamment en raison des progrès technologiques et scientifiques? Mot-clé: intelligence artificielle?

Il me semble que le cœur du raisonnement qui consiste à recueillir des informations de qualité basées sur des hypothèses pertinentes reste toujours d'actualité. Ce qui a beaucoup évolué c'est la puissance de traitement et de recoupement des données, ne serait-ce que dans un dossier électronique de patient, la précision de certaines informations grâce à l'aide par exemple de l'ultrasonographie au lieu de soins (POCUS), et à la qualité toujours plus fine de certains examens complémentaires de laboratoire ou d'imagerie.

En termes d'aide à la réflexion et à la décision, des soutiens existent depuis de nombreuses années mais demandent de garder un esprit critique. Il y a encore peu d'évidence que des outils développés pour l'aide à la décision facent réellement une différence sur des issues cliniques.

L'avènement récent de l’intelligence artificielle générative (LLM) représente un défi car cette approche n’a pas spécialement été développée pour répondre à un besoin médical de raisonnement, mais repose sur des données existantes associées statistiquement. Il a ainsi été démontré que l’IA peut souffrir des mêmes biais cognitifs que les humains, même si elle est aussi capable de suggestions intéressantes, dans la mesure où les demandes faites (prompts) sont précises et pertinentes également.

Il s'agit ainsi d'autant plus de garder un sens critique très élaboré pour analyser les suggestions faites par ces outils. Ces derniers évoluant très rapidement, il n'est pas impossible qu'ils puissent à terme représenter un soutien important à la réflexion mais à ce jour il est difficile d'imaginer se reposer sur eux exclusivement sans une analyse associée par de l’intelligence humaine.

 

À PROPOS DE LA PERSONNE

Prof. Dr méd. Mathieu Nendaz, MD, MHPE
Spécialiste en médecine interne FMH

Mathieu Nendaz est interniste aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et a obtenu un Master of Health Professions Education (MHPE) à l'Université de l'Illinois à Chicago. ll est actuellement également directeur de l'Unité de développement et de recherche en éducation médicale (UDREM), vice-doyen responsable de l’enseignement prégradué, et professeur à la Faculté de médecine de l'Université de Genève. Ses intérêts de recherche portent sur la médecine interne et la formation médicale. Dans ce domaine, il s'intéresse particulièrement à la prise de décision, au raisonnement clinique, à la supervision clinique et aux questions interprofessionnelles. Il est très impliqué dans l'enseignement direct, la supervision clinique et la formation, ainsi que dans la formation des enseignants et le développement et l'organisation de concepts d'enseignement et de cursus médicaux.

 

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